La Cène de Leonardo da Vinci sculptée grandeur nature
L’église Saint Martin de Peyrins dans la Drôme conserve une œuvre rare et étonnante : une reproduction sculptée grandeur nature de Jésus et des douze apôtres de la Cène peinte par Léonard de Vinci à Milan. Inscrite depuis 2009 à l’Inventaire des Monuments historiques, cette œuvre unique créée sous l’Empire, a une histoire attachante :
La Cène de Milan
La Cène, le dernier repas de Jésus avant sa mort, est un des actes fondateurs de la religion chrétienne ; pour les catholiques, elle voit l’invention du sacrement de l’Eucharistie, geste central de la messe où les fidèles communient dans le sang et le corps du Christ. Le thème est peint par les plus grands, Léonard de Vinci, Rubens, Nicolas Poussin… jusqu’à Salvator Dali ou Andy Warhol.
Cependant la représentation la plus connue est celle peinte par Léonard de Vinci (1452-1519) pour le réfectoire des moines de l’abbaye de Santa Maria delle Grazie à Milan. Traditionnellement, les réfectoires sont ornés du dernier repas du Christ, en mémoire ; Et lorsque le Duc de Milan, Ludovico Sforza, veut embellir le monastère dominicain afin d’en faire l’emblème de sa réussite, il confie à Vinci qui travaille à la cour de Milan depuis environ dix ans, la réalisation de la peinture sur une paroi de presque neuf mètres de long. En 1494, le peintre toscan commence le travail qu’il finira quatre ans plus tard.
Léonard de Vinci a choisi de représenter le moment du repas où Jésus annonce à ses disciples : « Et bien oui, […] l’un de vous me trahira » (Évangile de Jean, 13,21-22: Amen dico vobis. Quia unus vestrum me traditurus est.) ce qui explique l’étonnement et la confusion parmi les apôtres ; par petits groupes, ils se concertent et se questionnent devant cette affirmation qui les sidère, eux qui sont totalement dévoués au Christ.
Cette Cène montre donc un moment de tension extrême. Johann Wolfgang Goethe qui connaît la copie faite par Giuseppe Bossi en 1807 la décrit ainsi : « toute l’assemblée s’agite […] À droite et à gauche du Seigneur, les figures peuvent être considérées trois par trois ; c’est ainsi qu’elles ont été groupées et pourtant mises en rapport avec celles d’alentour »[1].
Afin d’exploiter la largeur de la salle, le peintre a choisi d’assoir en ligne les treize personnages derrière une table, face aux spectateurs qui peuvent ainsi participer à ce dernier repas.
Si l’œuvre est admirée à sa création, les expérimentations hasardeuses du peintre sur le support, les pigments utilisés et la probable humidité de la pièce font que, très vite, la peinture se dégrade, ce qui participe en partie à sa légende et à celle de son créateur.
Des copies sont réalisées dès le début du XVIe siècle qui font connaître le modèle dans toute l’Europe si bien que, lorsque le Général Bonaparte arrive à Milan en vainqueur en 1796 à la tête des troupes de la République française, il demande à voir l’œuvre bien que déjà très dégradée. En 1807, son beau-fils, Eugène de Beauharnais, alors vice-roi d’Italie, commande une copie- malheureusement perdue pendant la Seconde guerre mondiale- à Giuseppe Bossi (1777-1815), un peintre milanais qui, le premier, essaye de reconstituer l’intégrité de l’œuvre grâce aux copies réalisées les siècles précédents[2].
Mais c’est surtout une gravure faite en 1799 par Raffaello Morghen (1758-1833), professeur à l’Académie des arts du dessin de Florence, pour le grand-duc de Toscane Ferdinand III et d’après un dessin du peintre florentin Teodoro Matteini qui fait connaître l’œuvre de Vinci en France[3].
Dès 1800, la gravure se répand en Europe où elle est maintes fois copiée : Stendhal (1783-1842) qui découvre Milan en 1800 et fait un croquis de l’œuvre[4], dit avoir vu dans ses voyages « environ quarante copies de la Cène de Léonard » mais que la gravure de Morghen est celle « qui lui convient beaucoup mieux »[5].
La Cène, une gravure sculptée
C’est d’ailleurs d’après une gravure que La Cène de Peyrins est sculptée, non pas « celle de 400 francs », probablement de Raffaello Morghen, mais « une moins chère de 12 francs mais on reconnaît les mêmes figures » comme le dit le commanditaire Jean-Christophe Guilliaud (1755-1821).
Ce riche industriel natif de Saint-Etienne qui commerce la quincaillerie et les armes, a décidé de créer en 1804 un parc religieux dans sa propriété de Collonges au Mont-d’or au nord de Lyon, sur la pente qui domine la Saône et où La Cène est destinée à orner une chapelle.
Cette initiative grandiose est liée au destin tourmenté de l’industriel : en 1793, J.C. Guilliaud s’est installé à Lyon où il espère que la grande ville le protégera des folies révolutionnaires. Mais, lors d’un voyage d’affaires à Toulon en 1794, il est arrêté sous prétexte de vente d’armes aux ennemis de la France et traduit devant un tribunal à Orange. Par miracle, il réchappe à la guillotine, la chute de Robespierre le 9 thermidor ayant mis fin au régime de la Terreur et emprisonné ses juges à sa place… !
Mais l’industriel reste à jamais marqué par la sauvagerie des hommes, la mort des victimes de la fureur révolutionnaire et le sentiment d’avoir bénéficié d’un soutien divin. Homme cultivé, écrivain, membre de l’Académie des Sciences, Belles Lettres et arts de Lyon, J.C. Guilliaud est aussi un homme extrêmement pieux.
Il va donc construire peu à peu son ermitage entre 1804 et 1821. Pour officialiser son œuvre, il demande en 1815 à François Arquillière, curé de Saint Romain au Mont -d’Or de rédiger un guide, le Chemin du Désert ou itinéraire et description de l’Ermitage au Mont-d’or situé sur les bords de la Saône, paru en 1818 et vendu aux visiteurs du domaine.
Guide bien nécessaire pour expliquer la complexité du « programme iconographique » qu’a conçu J.C. Guilliaud. Les « pèlerins » peuvent emprunter quatre différentes promenades ponctuées de monuments divers, colonnes, chapelles, stèles, calvaires, bustes, obélisques et cimetières, accompagnés de maximes et de sentences … sur les thèmes de la Conversion, des expériences de la Foi, du Martyre ou de la vie éternelle. Vers 1820, les deux premières promenades accueillent chacune vingt-deux œuvres, les troisième et quatrième, trente-six et trente-neuf. La densité des œuvres présentées, les thèmes souvent complexes à déchiffrer et à comprendre – certains voyageurs le décrivent comme un « capharnaüm sans cohésion »- amena très vite l’Ermitage à être familièrement appelé « La Folie Guilliaud »…
Parcourir le jardin permettait cependant, récompense méritée et offerte par le Pape Pie VII en 1810, de gagner « sept ans et sept quarantaines d’indulgences » à ceux qui visitaient l’Ermitage et y priaient, ou même une indulgence perpétuelle et plénière à ceux qui y communiaient[6] !
J.C. Guilliaud tenait La Cène de Milan pour « le plus beau tableau du monde » et il envisagea d’en acquérir une copie en trois dimensions dès 1809 d’abord en marbre puis devant la dépense, en bois. Il fait alors appel à un sculpteur de statues religieuses du Val Gardena, aujourd’hui dans les Dolomites italiennes, Josef Rungaldier (ou Ruggaldier). Si la famille Ruggaldier a encore des descendants artistes-sculpteurs dans la vallée, on connaît encore très peu de choses sur ce Rungaldier du début du XIXe siècle[7].
On sait cependant que les artisans du Val Gardena, réputés depuis le XVIe siècle pour leurs sculptures d’églises en pin cembro, se déplaçaient jusqu’à Lyon pour vendre leur production et il est probable que c’est là que Guilliaud entendit parler du sculpteur.
Le 24 août 1810, il lui adresse une lettre : « Vous trouverez ci-joint la gravure de la Cène de N.S., comme nous voudrions l’avoir en statues de grandeur naturelle pour être posées sur une base et ayant toutes les mains posées sur la table, comme cela est dans la gravure. Nous voudrions ce travail aussi parfait que possible et que les figures eussent le même caractère et les mêmes traits. Nous voulons dire qu’ils fussent ressemblants […] ». Et le 11 septembre, « Soignez les têtes et le caractère d’étonnement »…. En octobre, il reçoit l’accord du sculpteur pour le prix global de 1050 francs. Il lui faudra cependant attendre plusieurs années pour recevoir l’ensemble des statues : en février 1813, il reçoit le Christ, en juin 1814 plusieurs caisses…
Dans une lettre d’août 1814, il ne dit « n’être pas très satisfait de la Cène. Tous les Apôtres sont faits comme s’ils devaient être posés seuls et isolés. Vous n’avez pas suivi du tout la gravure que nous vous avons fournie et à laquelle nous tenons beaucoup ». Et il est vrai que Rungaldier s’est permis quelques entorses dans ses représentations…
En novembre 1814, il s’impatiente, « nous languissons beaucoup de ne pas avoir le restant de la Cène », et il reste encore cinq derniers Apôtres à recevoir… En mai 1815, « il manque encore la treizième statue » qui arrive début 1816.
Pour héberger cette œuvre monumentale, il fait ériger une chapelle, la Chapelle du Cénacle, du nom de la salle où eût lieu le dernier repas, décorée sur le thème de l’Institution de la divine Eucharistie et inaugurée en septembre 1816.
Grâce à une photographie du début du vingtième siècle, on peut imaginer la disposition des sculptures dans la chapelle où les statues « peintes de la couleur du marbre blanc » étaient placées sur une estrade. D’autres statues placées sur les murs, des textes peints choisis par Guilliaud, des chandeliers, des palmes données par le Saint Père pour la fête des Rameaux à différents ecclésiastiques «qui ont bien voulu m’en gratifier », accompagnaient les treize statues.
De gauche à droite, on trouve le premier groupe de trois apôtres, tous tournés en mouvement vers le Christ, Barthélémy, Jacques le Mineur et André, dont les mains paumes en l’air ont une position différente de celle de la gravure.
Puis le deuxième groupe, les proches du Christ, Pierre, la main tendue, Jean au visage presque féminin, les mains jointes, et dans un mouvement de retrait, Judas, le traitre, auquel Rungaldier, signe des temps, a donné un visage bien plus typé que les autres.
Au centre, les deux bras tendus, le Christ trône.
À gauche du Christ, Thomas, l’incrédule a le doigt levé, Jacques le majeur les bras écartés proteste et Philippe debout semble se défendre d’être le traître : ce groupe est celui qui, dans la disposition de la photographie, diffère le plus de la peinture de Vinci mais il a pu être disposé différemment dans un deuxième temps. Puis enfin, dans une conversation à trois au bout de la table, Matthieu, Jude dit Thaddeus et Simon.
Sculptés en grandeur nature, les personnages peuvent être, encore aujourd’hui, approchés de près et surtout de tous côtés, ce qui leur donne une matérialité saisissante.
On connaît une autre mise en volume de La Cène de Vinci dans une chapelle du Sanctuaire de la Bienheureuse Vierge des miracles à Saronno, à une trentaine de kilomètres au nord de Milan : elle fût réalisée dès 1531 par Andrea da Milano à la demande des députés du Sanctuaire. Dans la chapelle du Cenacolo, les treize statues grandeur nature, sont peintes de couleurs vives par Alberto da Lodi, Aujourd’hui disposées en U, il semble qu'elles avaient à l’origine la même disposition que La Cène de Vinci ; elles furent réarrangées en 1597 suite à une modification de la chapelle[8].
On ne sait si J.C. Guilliaud avait connaissance de cette œuvre mais quoi qu’il en soit, son initiative- très privée- fût remarquable.
L’Ermitage au Mont-d’or, dans sa démesure, se dégrada lentement après la mort de son propriétaire en 1821, dénaturé par le passage de la ligne PLM en 1855 et peu à peu abandonné, les statues cassées et monuments détruits. Il a cependant bénéficié d’une mesure de protection en 2007.
Détails de La Cène aujourd’hui. Pierre, Judas, Jean © Musée de l’Image, Épinal, Hélène Rouyer.
Quant à La Cène, elle resta en place jusqu’en 1934 date à laquelle elle fût donnée au Grand Séminaire de Valence puis confiée au Musée de Mours-Saint-Eusèbe. Ce qui la sauva.
Mais on ne sait quand et par qui elle a subi, à la mode des années 1960, un badigeonnage… en faux noyer bien sûr !
Aujourd’hui présenté dans l’église Saint Martin de Peyrins sans table ni tréteaux, cet ensemble reste toujours aussi spectaculaire mais il mériterait cependant de retrouver sa disposition d’origine afin qu’il redevienne ce que voulait J.C. Guilliaud, une copie fidèle du « plus beau tableau au monde »...
Martine Sadion
Ce texte est d'abord paru dans le numéro 5 de la revue numérique Qui + est. (Valence, Drôme)
Bibliographie :
BENETIERE, Marie-Hélène, La Folie Guilliaud, un parc expiatoire, in Revue de l’art n°105, 1994, pp. 51-60. Consulté à la Bibliothèque Forney.
ARQUILLIERE, François, Chemin du Désert ou itinéraire et description de l’Ermitage au Mont-d’or situé sur les bords de la Saône, Rusand imprimeur, Lyon, 1818. Consulté sur NUMELYO, Bibliothèque numérique de Lyon.
SADION, Martine, Une gravure à sculpter, in catalogue Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, ou des chefs-d’œuvre comme modèles, 2009, Épinal, Musée de l’Image.
CONSERVATION DU PATRIMOINE DE LA DROME, Dossier de l’œuvre, contenant des copies de lettres conservées par la famille de J.C. Guilliaud. Merci à Pierre Sapey et Laurence Pommaret.
MUSEE DE L’IMAGE, Épinal, dossier de l’exposition, 2009. Merci à Christelle Rochette, directrice du musée et à Alexandre Bourgois.
[1]Goethe, Joseph Bossi über Leonardos da Vinci Abendmahl, Weimar, 1817. [2]Une copie sur carton de l’œuvre de Bossi est conservée au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg. [3] Cf. notice bibliographique de la BnF. [4] Croquis, in lettre manuscrite, Recueil factice, R 5896(15), Coll. Bibliothèque municipale de Grenoble. [5]BEYLE, Henri dit STENDHAL, Histoire de la peinture en Italie, Paris, Didot l’ainé, 1817. [6]Indulgence : réduction ou annulation du temps de Purgatoire que doit faire l'âme d'un croyant avant l'entrée au Paradis. [7]Une recherche est en cours par le Museum GHERDËINA d’Ortisei en Val Gardena. [8] Ce groupe fait face en correspondance à une Déposition de croix avec de nombreux personnages sculptés et peints par le même Andrea da Milano en 1528..
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