En conclusion,
Il nous semble donc que les images populaires ont indéniablement fait partie de la «bibliothèque d’images » du peintre, même s’il n’en parle jamais dans ses lettres. Il est évident qu’il s’est créé de son enfance ou même des images qu’a pu en toute logique lui montrer Champfleury après 1848, tout un catalogue de postures, de représentations codées, de déjà-vu qu’il a pu faire resurgir lors de ses compositions.
Le Saint Nicolas, proche d’une image de Pellerin, diffusée selon toute probabilité en Franche-Comté, marquerait donc le premier emprunt de Courbet à l’iconographie d’une image populaire. Mais il s’agit là d’une commande et on ne sait si le peintre a choisi ce modèle ou s’il se l’est vu imposer par son commanditaire.
L’emprunt est vraiment littéral et évident dans La Rencontre en 1854: Courbet reprend un détail d’une image ancienne et c’est évidemment ce détail qui correspond au message qu’il veut suggérer : c’est lui qui est l’apôtre et le seul inventeur de sa peinture. Et il l’utilise pour ce faire.
L’apôtre Jean Journet ne fait pas directement référence à une image. Mais la lithographie qui en est issue, incluse dans une forme type Épinal, signe vraiment la volonté de l’éditeur de provoquer un déjà-vu. Mais il est très possible que l’image ne soit pas due à Courbet mais à Jean Journet lui-même qui l’a faite imprimer dans un deuxième temps afin de la distribuer en province lors de ses «missions».
La proximité de toute une série de peintures et d’images populaires qui leur sont possiblement liées ne pourra jamais avoir de réponse définitive et certaine : c’est le cas des images de Pyrame et Thisbé pour Le poète et Le guitarrero ou L’homme blessé, et probablement du Bienheureux saint Lâche pour La sieste. Nous avons montré les similitudes dans les postures, la correspondance de sens.
Mais il ne faut pas oublier que vers 1840, non seulement les histoires mais aussi les postures des protagonistes, liées au sens de leur histoire, étaient devenues des topoï, des modèles connus qui irriguaient la société toute entière. Saint Lâche, les bras en l’air, est le prototype du fainéant à moquer[1]. La posture renversée de Pyrame désigne l’archétype de l’amoureux blessé ou mort. Le soldat napoléonien est humain et capable de pitié….
Dès lors, inspiration voulue ou simple référence à un topos que le peintre, lorsqu’il en a besoin, convoque ? La question peut se poser.
En revanche, vouloir trouver des modèles, quels qu’ils soient, dans l’imagerie populaire pour Le passage du gué, L’Enterrement à Ornans, rapprocher La Rencontre des images des Petits métiers, ou L’aumône d’un mendiant d’une image du Juif-errant, nous semble plus incertain.
Les œuvres que nous avons déterminé comme étant d’une influence avérée ou probable, datent toutes du début de la carrière du peintre. En 1854, avec La Rencontre, Gustave Courbet est « démasqué » par les critiques : nous avons vu qu’ils ont immédiatement lu la référence à l’image du Juif-errant[2]. Comme le dit Henri d’Ideville à propos du peintre,
« Ces hommes-là datent toute chose de l’ère qui les a vu naître. Gustave Courbet était de très bonne foi lorsqu’il niait avoir d’autres maîtres que la nature et pensait qu’avec lui seul, la peinture avait commencé[3]. »
Dès lors, il se pourrait, qu’après cette référence trop « parlante » dont l’usage lui avait amené des déboires, il s’abstienne ensuite de faire tout emprunt à un modèle issu du champ de l’imagerie pour ses tableaux parisiens et se cantonne à une simple observation de la (sa) réalité ?
Dans une lettre à Francis et Marie Wey, en juillet 1850[4], Courbet écrit « […] dans votre société bien civilisée, il faut que je mène une vie de sauvage. […] Le peuple jouit de mes sympathies. Il faut que je m’adresse à lui directement, que j’en tire ma science, et qu’il me fasse vivre ».
Le « sauvage », celui qui a échappé à la civilisation (ou s’en détourne), ou le « peuple » à qui il veut s’adresser, qui le nourrira et qu’il nourrira en retour, sont bien les mêmes qui, pour Champfleury, sont les créateurs et les acheteurs de l’art populaire, restés supposément dans une candeur et une innocence originelle. Courbet utilise le même vocabulaire que son ami.
Il s’agit évidemment d’une sublimation de Champfleury (et donc de Courbet), très éloignée des réalités et des mentalités des gens du « peuple », si toutefois cette catégorie fermée existe… ( voir l'article du blog intitulé Champfleury et les images populaires)
Courbet trouvait-il ainsi, adoubé par Champfleury qu’il admirait en tant qu’intellectuel et encouragé par ses amis franc-comtois, la justification de son inspiration « populaire » née dans sa jeunesse à laquelle la culture savante acquise au contact des « vieux maîtres du Louvre [5]» venait s’unir sans la dominer ?
Champfleury, dès 1850, voit les images populaires comme des « images du peuple », «sauvages», « simples » et « naïves ». À quel point cette interprétation « sublimée » des images populaires qui s’est peu à peu transmise au milieu des intellectuels parisiens, a-t-elle guidé et guide-t-elle encore notre regard et notre compréhension des images et donc, du rapport de Courbet avec elles ?
Courbet se réjouissait de ce que ses tableaux fussent énigmatiques. À propos de l’Atelier du peintre, il écrit à son ami peintre vosgien, Louis Français : « C’est passablement mystérieux. Devinera qui pourra »[6]. Nous avons essayé de deviner ...
Martine Sadion
[1] Encore aujourd’hui, le geste a le même sens. [2] LÉGER, Charles, Gustave Courbet selon les caricatures et les images, Paris, Rosenberg, 1920. [3] op. cit.. [4] Lettre 50-5. [5] Expression de Castagnary [6] Lettre 55-1
(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA, 09/2020) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 14/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.
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