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Les images des Mondes renversés, à rebours et à l'envers

Dernière mise à jour : 12 nov.


Les images des Mondes renversés montrent un monde de désordre et de folie où l'âne monte sur le dos du meunier ou les femmes vont à la guerre.

Comment peut-on lire ces images aujourd'hui, quelle est leur histoire et quel est leur sens ? Suite à une communication au Festival d'histoire de l'art 2022 de Fontainebleau sur le thème de l'Animal, il m'a semblé intéressant de publier ces recherches.



Toute société est une société de contraintes où, dès l’enfance, l’être humain doit se façonner afin de gagner sa place dans un monde « à l’endroit ». Et jusqu’à la moitié du XXe siècle et souvent même au-delà !, ce monde implique des rôles établis et des relations de pouvoir entre les protagonistes qui ne doivent être à aucun prix être transgressés : l’homme prévaut sur la femme, l’homme et la femme prévalent sur l’enfant et l’animal. À cette mise aux normes imposée par l’État, l’Église chrétienne ou la société, seuls résistent ouvertement les personnes qui, par leur lignée et leur fortune, peuvent se permettre de transgresser ou de s’affranchir de ces lois... ou les "fous". Pour tout un chacun, se libérer des règles n’est guère envisageable sinon dans des moments « accordés » où, sous le contrôle de ceux qui règlent la société, les différents verrous brimant les envies et les espoirs sautent.

Pendant un temps.


Pellerin, Épinal, 1843. Coll. MIE

Au fil des civilisations, les Saturnales romaines, les Fêtes des Fous ou le carnaval ont toujours joué ce rôle de catharsis en inversant pour quelques heures l’ordre des choses. En laissant la folie libératrice prendre le pas sur la normalité, ces moments volés à l’ordre établi sont depuis toujours indispensables à la bonne conduite du monde à l’endroit. Cette mise à l’envers temporaire se retrouve au théâtre, à l’opéra et dans l’imagerie, du XIIe au XXIe siècle, dans toute l’Europe.


Ainsi, la Chantefable, Aucassin et Nicolette, fable jouée et chantée qui daterait de la toute fin du XIIe siècle, raconte les amours contrariées de deux jeunes gens, l’un fils du comte de Beaucaire et l’autre prisonnière d’origine sarrasine. Dans leur fuite et après une tempête qui signe le passage du monde réel à l’imaginaire, Aucassin aborde au pays merveilleux de Torelore. Arrivé au château, « il demande u li rois estoit et on lit dit qu’il gissoit d’enfant ». Quant à la reine, « qu’elle est en l’ost ». Ce pays où le roi vient d’accoucher et où la reine emmène l’armée à la guerre est bien un pays à l’envers.

Lesage et d'Orneval, coll.. BnF.

C’est encore l’arrivée dans un pays enchanté d’Arlequin et Pierrot, deux compères chevauchant un griffon, que raconte le vaudeville Le monde renversé d’Alain Lesage et Jacques-Philippe d’Orneval présenté en 1718 à la Foire Saint-Laurent[2] à Paris. Dans ce pays de Merlin l’enchanteur, les femmes règnent, hommes et femmes sont fidèles, les philosophes ne se disputent jamais, les femmes sont médecins et ne consultent que la nature… À la fin du vaudeville cependant, Merlin rétablit l’ordre et remet tout ce monde à l’endroit.

À Venise, le compositeur Baldassare Galuppi et son librettiste Pietro Chiari présente en 1762 au Teatro San Moisè un opéra buffa intitulé L'uomo femmina |1|. Deux naufragés échouent sur les rivages d'une île gouvernée par les femmes où les hommes portent perruques et se maquillent. De nouveau, à la fin de l'opéra, l'ordre est rétabli et le pouvoir est redonné en grande partie aux hommes. Mais, comme le souligne Jean-François Lattarico, professeur des universités dans le programme de cet opéra redécouvert et monté en novembre 2024 à Dijon, le librettiste Pietro Chiari finit avec trois vers montrant son intention critique tant du monde à l'endroit que de celui à l'envers : Mais qui est raisonnable et a du flair, peut comprendre certainement ce que l'auteur a voulu dire...


À Paris en 1833, un vaudeville de Desnoyers et des frères Cogniard intitulé Le royaume des femmes ou le monde à l’envers est présenté au Théâtre de l’Ambigu-Comique [3]. L’arrivée de deux artistes dans un ballon -donc par la voie des airs qui sert, comme la mer, d’espace de passage- remet à l’endroit ce pays où les femmes ont un sérail et « protègent le sexe faible », où « les hommes à la fenêtre filent et tricotent ». La fin de la pièce voit les hommes retrouver leur statut de guerrier et le sérail de la reine être aboli même si ce nouveau pays garde des lois égalitaires inattendues : les hommes et femmes restent égaux devant la loi et aucune infidélité n’est admise ! Au début de la pièce, les auteurs auront cependant prévenu que « la scène se passe dans un pays lointain qui n’a pas été découvert »…



Ce topos du monde à l’envers ne se cantonne pas à la sphère laïque. En 1602, le frère Giacomo Affinati d’Acuto de l’ordre des Frères prêcheurs et Prieur du couvent de S. Maria delle Grazie de Padoue fait paraître à Venise un recueil qu’il intitule Il mondo al rovescio, « divisé en quatre dialogues où l’on parle de toutes les choses créées». Traduit en 1610 à Paris, rue Saint Jacques chez François Huby, Le monde renversé, san-dessus-dessous se veut un Traicté auquel est montré par maintes belles raisons que le peché a jetté une horrible confusion en l’Univers…!


Dans la musique ou le théâtre, ce topos du monde "à la renverse" et les interrogations qu'il suscite sont donc bien présents au moins dans la sphère européenne et touchent aussi bien le public savant que populaire.


Mais, s'il est bien représenté dans ces domaines, ce topos se retrouve aussi dans les images savantes et populaires dès le XVIe siècle. Et il est évident que musiques, textes et images tiennent le même propos et se contaminent entre eux, au moins en ce qui concerne les relations homme et femme. Car dans les images, si les relations humaines tiennent une place prépondérante, le renversement touche aussi les relations homme/animal et animaux entre eux. Ce qui souligne, comme nous le verrons, le caractère improbable de ces représentations.


Des images italiennes.




Parmi les premières images connues, Cosi va il mondo alla riversa et Il mondo alla riversa datent toutes deux des années 1570 si l’on en croit le costume porté par certains protagonistes, pourpoint et haut de chausses bouffantes, et ont peut-être l’une et l’autre été imprimées à Venise

Mettant en image un même mondo alla riversa, elles différent cependant par leur traitement : l’une regroupe sur une même feuille et dans un paysage, toutes les scénettes qui voisinent et quelquefois se superposent.

La seconde les ordonne sur cinq rangées où elles se suivent en file de gauche à droite, sans interaction, sauf celles dévolues au monde marin qui défilent de droite à gauche. Il semblerait donc que la disposition de Cosi va il mondo alla riversa précède celle de Il mondo alla riversa, plus facilement lisible, où les scènes, sans lien sinon leur sujet, forment une sorte d’inventaire, modèle qui sera adopté d’ailleurs dans la majorité des images postérieures et jusqu'au XIXème siècle.


Ainsi va le monde renversé

Coll. Harry Ransom Center, U. du Texas, Austin.

Cosi va il mondo alla riversa est une gravure anonyme[4], probablement éditée à Venise.

Dominé par un globe terrestre à l’envers- le monde du titre, suspendu par un ruban, où les bâtiments sont disposés tête en bas-, le paysage de colline où les villages perchés, les églises et les tours sont tous dessinés à l’endroit est donc une représentation du monde réel, peut-être de l’arrière-pays vénitien. En revanche, les scènes qui s’y déploient sont toutes des scènes où les comportements des personnages sont inversés, des scènes de folie. Même si la construction de Cosi và il mondo […] semble peu ordonnée, les scénettes se disposent cependant sur plusieurs plans marqués par des ombres, en perspective.


Trois scènes concernent les rapports de l’homme avec les animaux : le bœuf blesse de sa pique l’homme attelé à la charrette, l’âne frappe de ses sabots l’homme sous le bât, et le bœuf menace de sa hache un homme sur un billot. Ces scènes cruelles où l’homme est torturé et déshumanisé, rendaient sûrement l’image très inconfortable et effrayante pour les regardeurs.



Neuf autres scènes mettent en relation les animaux entre eux dans leurs rapports de prédation mutuelle ou de supposée supériorité sexuée. Ainsi, cerf et lièvres poursuivent des lévriers, la brebis attaque le renard, la poule l’aigle ou les souris le chat. Dans un monde à l’endroit où le masculin est dominant et où l’ordre animal est copié sur l’ordre humain, les scènes où la cane marche devant le canard et où la poule couvre le coq étaient d’une parfaite incongruité. Une scène cependant où le renard garde les moutons dénote par son incohérence : en effet, dans le monde réel, les brebis ne gardent pas le renard. Ce n’est donc pas une permutation entre deux protagonistes mais une modification du statut du renard qui, de prédateur, devient gardien, une permutation d’attitudes opposées agressivité/bienveillance sur un seul personnage.


Mais, la majorité des scènes de l’image concerne les rapports des humains entre eux.

Rapports où la domination sociale est inversée lorsque le valet marche devant son maître, la servante surveille sa maîtresse faisant la lessive ou le valet oblige son maître à étriller son cheval. Rapports d’agressivité physique quand le condamné pend le bourreau, l’enfant bat son père ou sans agressivité particulière lorsque l’infirme porte le bien-portant, l’enfant soigne un adulte… Là encore, une image surprend : un homme marche avec la tête tournée vers l’arrière, son corps se partageant en deux pour opposer partie supérieure et inférieure dans leur mouvement, ce qui de nouveau, n’est pas purement de l’ordre du monde inversé mais de celui d’une étrange incongruité.


Deux scènes trop voisines pour ne pas faire sens occupent le centre de l’image : devant un tertre, un homme- il porte une barbe- vêtu d’une robe et tenant une quenouille – symbole de l’activité féminine et domestique- est agenouillé devant une femme debout. Elle porte tous les attributs d’un guerrier, pourpoint, chausses, épée et grande lance de combat qui traverse toute l’image. À côté du couple, une poule couvre un coq… La proximité de ces deux scènes où le féminin occupe la position dominante et traditionnelle du masculin, et leur posture centrale nous indique que cette inversion pourrait être, parmi d’autres dominations, le principal sujet de l’image. Le topos de « Qui porte la culotte », qui surgit ici sous la forme de la femme guerrière et l’homme à la maison, grand sujet d’inquiétude, se retrouvera pratiquement dans toutes les variations postérieures des mondes inversés.

N’oublions pas que ces images sont faites par des hommes, graveurs et imprimeurs et aussi pour des hommes, le public féminin et ses aspirations n’étant pas encore un sujet de préoccupation…


Le monde renversé

Coll. MET, N.Y.C.

Il mondo alla riversa[5] est attribuée au vénitien Nicolo Nelli, « intagliator di stampe di rame»[6] - graveur d’estampes sur cuivre- actif au Rialto entre 1552 et 1579 « Al segno de l’arca di Noe » (à l’enseigne de l’Arche de Noé). Cette taille-douce, crée dans la patrie du Carnaval et ce n’est probablement pas une coïncidence, serait datée des années 1570.

Elle rencontre un immédiat succès puisqu’elle est copiée les années suivantes, dans le même sens ou en contrepartie[7], par d’autres graveurs à Rome ou Naples. Mario Cartario[8] (Viterbe 1540- Naples, 1620) la copie intégralement vers 1570 probablement à Naples, bien que son graveur maladroit inverse la lettre N dans son titre !

Quant à Battista Parmensis[9] (Parme, 1541- Rome, vers 1590), il la copie à Rome vers 1585 mais en contrepartie tout en rétablissant l’orthographe du titre[10] et rajoutant des scènes.



Les trente-deux scénettes sont disposées sur cinq rangées et défilent donc de gauche à droite sauf la quatrième ligne en milieu marin qui va dans le sens inverse. L’originalité de cette image, outre la disposition en ligne, vient aussi du texte qui accompagne chaque scénette et en explicite le sens car pour certaines le dessin ne peut suffire : la confrontation entre la diseuse de bonne aventure et son client qui désormais lui prédit son destin, n’est pas compréhensible sans texte. En revanche, les scènes n’étant plus disposées dans un vrai paysage, leur accumulation tient plus de l’énumération et de l’inventaire que de la description d'un monde « mis à l’envers » par la folie des hommes. Mais si la disposition est différente, on retrouve de nombreuses scénettes déjà vues dans l’image précédente.




En partie centrale, un globe terrestre – toujours le Monde du titre - où des navires voguent mâts en bas et les édifices sont renversés est entouré par quatre têtes d’angelots « souffleurs » figurant les quatre vents cardinaux[11] représentant traditionnellement sur les mappemondes l’air qui entoure la Terre. On peut immédiatement comparer cette Terre mise à l’envers avec une Carte de Chypre, par le même éditeur, parue en 1570, où terres et bateaux vénitiens croisant au large, sont représentés à l’endroit.


La première ligne débute par un « proverbe où le char est devant les bœufs » qui serait l’équivalent de notre « mettre la charrue avant les bœufs », c’est-à-dire inverser le bon ordre et donc manquer son objectif. Avec d’autres scénettes, les navires qui voguent sur la terre, les sangliers et lièvres qui nagent dans la mer ou les poissons qui habitent dans les arbres, ces situations ne sont pas à proprement parlé des permutations entre deux adversaires du monde à l’endroit mais plus des inversions de sens de translation ou de place; il est à noter que, dans ces trois scènes, ni la terre ni la mer, ni l’arbre n’ont changé de position puisqu’ils restent tous trois dans celles que l’attraction terrestre leur impose.



Au fil des lignes se succèdent des scénettes sans ordre particulier même si la quatrième ligne est dévolue au milieu marin : les flots dans lesquels viennent se placer les figures sont dessinés sur toute la largeur de l’image.



Sept de ces scénettes concernent les relations entre les hommes et les animaux[12]. En deuxième position, «L’âne lave la tête sans savon» est une adaptation renversée du proverbe italien : « A laver la tête de l’âne, on perd son temps, l’eau et le savon » ; il est donc inutile de chercher à améliorer celui qui est ignorant et borné.

Puis on trouve la brebis qui tond le berger, le cheval cocher et les hommes qui tirent le coche, l’âne monté sur le dos du meunier, l’âne qui mène son maître qui porte les barriques de vin ou le bœuf qui mène la charrue tirée par deux hommes.

Quant à la table de banquet où se régalent cerf, lion et oies et où la boisson est servie par un couple, il s’agit plus de l’invention d’une scène sans équivalent dans le monde à l’endroit où les animaux ne servent pas les hommes mais sont plutôt disposées rôtis sur la table !

Dans ces scènes, les animaux représentés, brebis, âne ou bœuf, comme dans la première image, sont tous des animaux soit de service et de trait soit de boucherie, de fréquent commerce avec les hommes qui ont avec eux des relations de domination et souvent d’agressivité.



Une autre catégorie de relations concerne de nouveau celles qui se nouent entre animaux : les poissons volants attaquent les oiseaux nageant dans l’eau -ce qui est à la fois une inversion d’action et de position-, le lièvre ou le coq attaquent l’aigle, le coq le renard, la gazelle ou le rat poursuivent le lion...

On trouve aussi des scènes plus étonnantes sans équivalent renversées dans le monde à l’endroit, le poisson qui pêche un oiseau, le bœuf qui joue du luth à un âne à sa fenêtre ou le bœuf qui écorche un cerf, scènes qui, plus que des renversements, sont de nouveau des créations de situations absurdes.

D’autres scènes plus nombreuses – comme déjà vu dans la première estampe - concernent les relations entre humains : en couple tout d’abord où « les femmes armées vont à la guerre et où les hommes oisifs restent à la maison » ou bien l’homme qui file et la femme armée d’une épée, scène dont le succès ne faiblira pas dans les images postérieures.

La scénette de l’enfant qui bat avec des verges le postérieur dénudé de son père s’accompagne d’une légende peu amène non pas pour l’enfant mais pour sa mère : « sexe maléfique, voici la mère inique qui fait battre son père par son fils innocent »…

Quant aux autres scènes, elles inversent de nouveau des positions sociales : la servante marche devant sa maîtresse, le vilain fait bêcher son patron, chevauche un cheval alors que le roi marche à pied ou contredit un savant …ou l’enfant d’un an enseigne aux savants, le client lit les lignes de la main de la bohémienne ou le malade infirme tâte le pouls d’une personne saine…Quant aux vieillards qui sont « retournés en enfance » et jouent avec des moulins à vent ou des rubans, il s’agit là encore d’une situation a priori absurde – mais souvent observée dans la réalité- où la sagesse grave de la vieillesse est remplacée par l’insouciance joyeuse de l’enfance.


Des images subversives ?

La description de ces deux images nous montre en réalité la grande difficulté à cerner leur sens aujourd’hui. La présence sur une même feuille de situations absurdes (le bœuf écorche le cerf), de situations impossibles (le coq attaque le renard) et de celles où le changement est envisageable si l’ordre établi est renversé (la servante marche devant sa maîtresse ou la femme va à la guerre) contamine par proximité le sens général de l’image : tout devient absurdité et folie, matière à se moquer et éventuellement à en rire.

La question se pose aussi de la réception de ces images au premier degré : ces renversements aberrants – l’âne sur le dos de l’homme, le lapin qui attaque un aigle- ont-ils vraiment mission à être comiques, à provoquer le rire ?

Ce rire, plus qu’un rire franc et délié, devait être un rire embarrassé. Car si le poisson qui attaque la mouette peut amener un sourire, les situations où l’homme est malmené, battu, dévalorisé par des animaux jugés inférieurs devaient sûrement amener malaise, embarras et inconfort. De même, celles où l’ordre social était bafoué- la servante ou le valet qui ordonne aux maîtres- pouvaient engendrer une peur de l’Autre, du rebelle potentiel ?

Ce monde pris de folie, « invivable », apeurant, impose donc, comme seule alternative, un retour à l’ordre des choses, à l’ordre établi, qui le remettra en équilibre. Et c’est sûrement sur cette peur que comptaient les tenants du conservatisme.

Cela semble être le message général des images à moins que, à première vue conservatrices, elles ne soient subrepticement plus subversives qu’il n’en paraît : dans ces temps où le poids de la religion, de la société, des normes imposées qu’elles soient morales ou sociales, laissent peu de place à leur contestation, surtout par l’image, se pourrait-il que glisser parmi ces scénettes - globalement absurdes, impossibles et inenvisageables - des situations dont l’iniquité s’est révélée par la permutation, soit l’une des solutions trouvées pour dénoncer ces pratiques dans le monde à l’endroit ?

L’image incite-t-elle le regardeur à se poser la question et à changer son attitude ?

Car, si rien ne peut empêcher l’aigle de se nourrir d’un lièvre ou le goéland d’attaquer le poisson, en revanche, l’homme –sans d’ailleurs qu’il soit question de modifier son rôle dominant ce qui n’est pas entendable au XVIe siècle- peut traiter la femme, l’enfant ou les animaux qui l’entourent avec plus de considération.

À Venise

Venise qui a vu la création de ces images est une ville cosmopolite, curieuse de civilisations étrangères au monde chrétien. Grâce à ses marchands, les comptoirs et son empire colonial, ses habitants ont fréquenté les us et coutumes de tout le bassin oriental de la méditerranée jusqu’à Constantinople ou Alexandrie. Des coutumes qui prônent des relations plus apaisées, moins brutales envers les femmes, les enfants ou les animaux…

De plus, la ville est depuis l’introduction de l’imprimerie en 1469 – donc cent ans auparavant- un grand centre d’édition européen: à la fin du XVe siècle, elle compte environ deux cents imprimeurs d’ouvrages et d’estampes[13].

Elle est un foyer de l’Humanisme qui est diffusé par leurs éditions mais aussi par des cercles intellectuels dont les discussions parviennent non seulement jusqu’à l’élite cultivée mais aussi aux milieux plus populaires : l’Université de Padoue –la ville fait partie des possessions de la Terraferma depuis 1405-, les différentes Scuole de Venise, sont des centres de formation où sont interrogés et discutés les ouvrages des philosophes de l’Antiquité grecque récemment redécouverts et traduits ; dont Platon ou Aristote, pour qui l’homme n’est qu’un animal parmi d’autres. Et pour ces philosophes grecs, ainsi que le souligne J-L. Labarrière, « être privé de logos, de langage, de discours ou de raison, […] n’impliquait donc pas d’être tenu pour inintelligent »[14].

Des interrogations sur la posture de l’homme face à l’animal se posaient dans le monde à l’endroit vénitien. Et ces interrogations se portaient aussi sur la place de l’homme dans le monde, le déroulement de sa vie, ses règles de conduite et attitudes envers les autres humains etc.

La brutalité des hommes envers ceux qui les entourent ne devait- elle pas être corrigée pour qu’il devienne un « honnête homme », sage et juste ?

Nicolo Nelli, graveur et éditeur de la seconde image, est connu pour ses portraits d’hommes et femmes célèbres. Mais il édite aussi, sur le même format que Il mondo alla riversa, des planches sur les thèmes qui seront plus tard les topoi familiers de l’imagerie populaire : les [Différents âges de la femme et de l’homme], des Proverbes[15], le Pays de Cocagne [16] ou le Triomphe du Carnaval au Pays de Cocagne[17] qui convoque à la fois le mythe du Pays de Cocagne, pays imaginaire où l’abondance règne et où paresse et cupidité sont louées et celui du Carnaval, temps réservé où tout s’inverse, pendant un temps.


Coll. MET, N.Y.C.

Ces thèmes sont tous matières à réflexion et à questionnement sur le déroulement de la vie, la place des humains sur terre, leur rapport à leur dieu, au travail, à l’argent etc.

Si dans les deux images du XVIe siècle, le retour à l’ordre est explicitement souhaité –les images sont donc conservatrices-, certains indices nous permettent d’envisager qu’elles pourraient aussi être le symptôme d’interrogations vis-à-vis de l’ordre établi et des attitudes sociales usitées dans le monde à l’endroit.

Ce monde dit « à l’endroit » serait-il un monde de folie lui-même ?


À consulter aussi le catalogue Connivence 2 du Musée de l'Image à Épinal (2011) qui portait sur le même sujet.


[1]En novembre 1750, le même compositeur Baldassare Galuppi et son librettiste Carlo Goldoni avaient présenté à Venise un drame burlesque et satirique, intitulé Il mondo alla roversa o sia le donne che comandano dont la trame est très proche du vaudeville de Lesage, issu de la Commedia dell’arte italienne. [2] Une des Foires parisiennes avec celle de Saint-Germain, lieu de vente semblable à nos actuels marchés mais où se produisaient aussi des troupes de comédiens, marionnettistes et divers acrobates. [3] Fondé en 1769 sur le boulevard du Temple. [4] 39,5 x 50,3 cm. Coll. Harry Ransom Center, University of Texas, Austin. La fiche de l’œuvre l’attribue au graveur vénitien Giulio Sanuto (1540-1580) à confirmer au vu des rares œuvres connues de l’artiste. [5] 38,3 x 48,8 cm. Coll. MET, NYC, British museum, Londres et Museum on fine arts, Boston. [6] Notice du British museum. [7] L’estampe est copiée directement sur l’original. Au tirage du bois ou du cuivre, l’image est donc inversée, en contrepartie. [8] Dit aussi Marius Kartarus, signé MKV enlacés. Coll. Folger Shakespeare Library, Washington, USA. [9] Giovanni Battistadi Lazarro Panzera (fiche du British museum) [10] Coll. University of Texas, Austin, coll. Henry Ransom. [11] Au nord, Aquilon et à l'est, Subsolanus. Au sud, Auster et à l'ouest, Zéphyr. [12] 3 sur 27 dans la première image, 7 sur 32 ici. [13] BRAUSTEIN, Philippe et DELORT, Robert, Venise, portrait historique d’une cité, Points Histoire, 1971. [14] LABARRIÉRE, Jean-Louis, Raison humaine et intelligence animale dans la philosophie grecque, revue TERRAIN, Les animaux pensent-ils ?, mars 2000. [15] Coll. MET, NYC. [16] Coll. Royal collection Trust, G.B. [17] Coll. British Museum, Londres.

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