Après Nuage 6, nouvelle collaboration/réponse de Harry Morgan sur les images de bandes dessinées. Ou comment pour se déplacer dans le ciel, si le Christ utilisait un nuage (Nuage 2), le Surfer d'argent a su inventer un véhicule adapté à son époque...
Les récits dessinés ont un rapport particulier avec les phénomènes atmosphériques. On n’y voit pas particulièrement les nuages (sauf dans les bandes dessinées d’aviation) parce qu’on n’y voit pas particulièrement le ciel, le haut des cases étant occupé par les bulles qui contiennent les propos ou les idées des personnages. D’ailleurs, à bien y penser, les « bulles de pensées » ont vraiment la forme duveteuse du cumulus !
D’un autre côté, les personnages de bande dessinée se retrouvent très souvent dans les airs. Et comme la solution consistant à voler sans aide (comme Superman) s’inscrit dans une histoire tout à fait particulière [voir Nuage 6], dans le cas général, ils s’aident de différents procédés. Or ces procédés semblent dans le cas général plus iconiques que mécaniques et par conséquent ils ressemblent étonnamment à ce que Martine Sadion appelle les « nuages de peintres » qui servent d’engins de transport, par opposition aux « vrais nuages » qui servent plus conventionnellement à arroser les jardins.
On relève ainsi dans la bande dessinée « classique », celle qui utilise la bulle, une véritable obsession des ballons, dirigeables, zeppelins, etc., longtemps après qu’ils ont été supplantés dans le monde réel par l’aviation. Comme si l’appareil des bulles flottant dans les cases devait se doubler d’un procédé permettant au personnage d’acquérir aussi l’absence de poids, la légèreté qui caractérise déjà ses paroles et ses pensées inscrites dans leurs fumetti (leurs « petites fumées »…)
Pour nous borner à un exemple, le petit peuple animalier de Hickory Hollow Folks dessiné par Walter Quermann pour l’édition dominicale du St. Louis Post-Dispatch se bricole une montgolfière à l’aide de ballons d’enfants (Sunday page du 3 juillet 1938) de sorte que voisinent et se superposent dans le même espace, jolis nuages aux contours duveteux, ballons tous ronds et vivement colorés, et phylactères.
Dans l’aire culturelle francophone en 1933, Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan, paru dans Dimanche-Illustré, vont visiter le XXIe siècle en partant dans un ballon stratosphérique[1] et en atterrissant, se retrouvent inexplicablement dans le futur. Cette bande française est réalisée à l’imitation des sunday pages[2] américaines : ainsi Bicot Président de Club est issu de Winnie Winkle the Breadwinner de Martin Branner, ou La Famille Mirliton de The Gumps de Sidney Smith.
Zig et Puce est composée sur un gabarit de douze cases de même dimension et, comme ses modèles américains, utilise la bulle que Saint-Ogan est crédité pour avoir popularisé dans la bande dessinée d’expression française. L’an 2000 de Saint-Ogan est entièrement régi par le vol humain au moyen d’un ballon individuel attaché dans le dos, de sorte que les citoyens du XXIe siècle cohabitent avec les bulles qui contiennent leurs paroles, au sommet des cases. Plus curieusement les avions-taxis ont eux aussi la forme ronde de ballons (ou de nuages), comme si le vol de ces engins était associé à une composition particulière (gazeuse) ou à une forme particulière (nuageuse).
Quant au Silver Surfer, inventé par Jack Kirby pour Fantastic Four n° 48, daté de mars 1966, il emploie un procédé qui fait beaucoup penser à la solution trouvée par les peintres, dont Félix Villé [Nuage 2], pour faire se déplacer le Christ (ou les dieux et les saints…), les pieds sur une sorte de masse nuageuse.
Le Silver Surfer, à la recherche de planètes à manger pour le compte de son patron, Galactus, dispose pour se déplacer dans l’espace, d’un surf qui est à la fois un vaisseau spatial dans une version ultra-minimaliste et une partie de lui-même. Concrètement, on voit au bas de la planche 7 de l’épisode des Fantastic Four, un bonhomme qui a l’air d’avoir été récemment « nickelé » faire des acrobaties dans l’espace au milieu des météorites. Il se tient sur sa planche de surf dûment munie d’une dérive dont on se demande à quoi elle sert, puisque dans l’espace il n’y a pas de fluide dans lequel assurer une portance. Le Silver Surfer est essentiellement un renifleur de planètes mais il est présenté dans la bande dessinée comme le « héraut » (« herald ») de Galactus. Comme il n’a pas de message particulier à annoncer (hormis que la planète dans le ciel de laquelle il apparaît va être consommée par Galactus), il faut sans doute comprendre « herald » comme « signe avant-coureur » (d’un désastre cosmique, en l’occurrence) et à cet égard, le personnage ne serait pas déplacé sur un petit nuage, en sa qualité d’allégorie !
En 1766, dans son célèbre Laocoon ou Des frontières respectives de la poésie et de la peinture, Gotthold Ephraim Lessing [3] note que la peinture, qui repose normalement sur la mimèsis donc l’imitation du réel, utilise occasionnellement des signes non-mimétiques. Et il cite le nuage qui, dans l’exemple qu’il prend, n’est pas un nuage véhiculaire mais a pour fonction de cacher le héros aux yeux du traître, comme un paravent. Il conclut donc qu’il est un pur symbole « comme les rouleaux chargés d’écriture qui, dans les anciens tableaux gothiques, sortent de la bouche des personnages » (Laocoon ch. XII).
Voilà un rapprochement, entre nuage et phylactère, dont la pertinence aura été validée par l’ensemble des littératures dessinées du XXe siècle !
[1] Zig et Puce en l’an 2000, dans Dimanche-Illustré à partir du n° 564, 17 décembre 1933 ; en album Zig et Puce au XXIe siècle, Hachette, 1935 [2] Pages de l’édition du dimanche [3] G. E. Lessing (1729- Brunswick 1781) est un écrivain, critique littéraire et dramaturge né en Électorat de Saxe (est de l’Allemagne actuelle)
Komentarze